Lors de leur rencontre avec les parties civiles mardi 10 janvier 2012, les juges Marc Trévidic et Nathalie Poux ont fait part d’une réorientation complète de l’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 qui donna le signal de départ du génocide des Tutsi au Rwanda. Cet attentat reste aujourd’hui encore un événement largement mystérieux, et l’on ne peut que se réjouir du sérieux et de l’impartialité de l’instruction des deux magistrats qui donne l’occasion à Survie de remettre les pendules à l’heure sur un certain nombre de points.
1- L’attentat du 6 avril n’a été que le coup d’envoi d’un génocide soigneusement préparé qui a coûté la vie à un million de Tutsi et à des milliers de Hutu hostiles à l’extermination de leurs compatriotes.
L’attentat du 6 avril 1994 qui a coûté la vie au président rwandais et à son homologue burundais, ainsi qu’aux membres de leur suite et aux trois pilotes français de l’avion, a été commis après que le président rwandais ait accepté la mise en place des institutions prévues par les accords d’Arusha (excluant la CDR [1], parti extrémiste violemment anti-tutsi et incluant le FPR [2] de Paul Kagame). La mort de Juvénal Habyarimana a été immédiatement suivie par le démarrage du processus planifié d’extermination des Tutsi et par l’assassinat des responsables politiques opposés au génocide, Hutu pour la plupart. Le coup d’Etat mené dans la nuit du 6 au 7 avril par les officiers extrémistes et le Hutu Power trouve son couronnement quelques jours plus tard avec la formation, dans les locaux de l’ambassade de France, du Gouvernement intérimaire rwandais, en présence de l’ambassadeur. Ce gouvernement encadre le génocide des Rwandais tutsi jusqu’à la défaite militaire face aux troupes du FPR, au mois de juillet 1994.
2- L’opinion française a été très rapidement victime de tentatives de manipulation concernant aussi bien l’auteur de l’attentat que le lien entre cet événement et le génocide.
Depuis bientôt 18 ans, l’opinion publique française a été soigneusement entretenue dans l’idée que le FPR de Paul Kagame était responsable de l’attentat. Un scénario permettant, par le biais de grossières extrapolations, de rejeter la responsabilité du génocide sur l’actuel président rwandais. Quelques journalistes et spécialistes du Rwanda ont été les propagandistes zélés de cette thèse. Citons Stephen Smith, qui officia à Libération jusqu’en 2000, puis au Monde jusqu’en 2004, Pierre Péan, qui jouit d’une réputation usurpée d’écrivain indépendant, auteur de plusieurs articles et ouvrages sur le sujet, le sociologue André Guichaoua, « expert » du Rwanda fréquemment sollicité par les médias. Leurs accusations ont été étayées par les fuites de l’information judiciaire ouverte à la suite de la plainte déposée le 31 août 1997 par la fille du copilote de l’avion, et conduite par le juge Jean-Louis Bruguière à partir du 27 mars 1998. Ces travaux de manipulation ont généralement bénéficié d’une excellente couverture médiatique, en particulier dans les colonnes de journaux comme Marianne.
3- Outre sa focalisation sur le FPR, le juge Bruguière, en charge de l’instruction de 1998 à 2007, a négligé tous les éléments de l’enquête portant sur le rôle potentiel de militaires ou mercenaires français.
L’ordonnance du 17 novembre 2006 rendue par le juge Bruguière est la conclusion d’une enquête menée à charge, s’appuyant sur des sources contestables et écartant celles qui contredisaient les a priori du magistrat.
Le juge s’était en effet fondé sur des éléments déjà réfutés par la Mission d’information parlementaire de 1998 sur le Rwanda (le FPR aurait déclenché son offensive avant l’attentat, les missiles ayant abattu l’avion auraient été retrouvés et lui appartiendraient) et sur des témoins peu fiables. Le principal, Abdul Joshua Ruzibiza, qui se prétendait témoin oculaire du tir, s’est depuis rétracté. D’autres ont été convaincus de mensonge.
Le juge Bruguière n’avait pas non plus cherché à enquêter sur la présence de militaires ou mercenaires français dans la zone, malgré certains témoignages en faisant état, ni cherché à savoir ce que les militaires français commandés par le chef d’escadron de Saint-Quentin ont pu relever dans les débris de l’appareil qu’ils furent les seuls à inspecter. Il avait en outre « omis » d’interroger sur les raisons de sa présence au Rwanda le 6 avril un acteur clé : l’ancien « gendarme de l’Elysée » Paul Barril. Il faut se féliciter que ces zones d’ombre aient maintenant une chance d’être éclaircies par les juges Trévidic et Poux.
4- La réorientation de l’enquête a pour effet collatéral de dissiper le rideau de fumée qui masquait l’implication française dans le génocide des Tutsi.
L’attribution au FPR de la responsabilité de l’attentat du 6 avril a servi depuis 18 ans à tenter de protéger tant que bien que mal des questions embarrassantes les dirigeants politiques MM. Balladur, Léotard, Juppé, Roussin, Védrine, Delaye, et les responsables militaires MM. Lanxade, Quesnot, Huchon et tous les officiels ayant joué un rôle dans la complicité militaire, politique, diplomatique et financière de la France dans le génocide.
Il est donc plus que temps aujourd’hui de faire toute la lumière sur l’attentat du 6 avril et de dire la vérité sur la politique menée par la France au Rwanda avant le génocide, pendant le génocide et après le génocide.
C’est pourquoi, l’association Survie encourage la poursuite de l’instruction des juges Trévidic et Poux, et souhaite que celle-ci permette une nouvelle audition de Paul Barril et la communication aux juges des informations recueillies par le commandant de Saint-Quentin et ses hommes.
Concernant la vérité et la justice sur l’implication française dans le génocide des Tutsi du Rwanda, Survie réclame :
- la levée du secret défense sur tous les documents concernant l’implication française au Rwanda, y compris les archives de l’Elysée,
- l’indépendance de la justice et l’arrêt des pressions politiques sur les juges dont le juge Trévidic,
- que le pôle judiciaire spécialisé dans les crimes de guerre, crimes contre l’humanité, génocide et torture chargé des plaintes contre les présumés génocidaires et des plaintes contre les militaires français et créé le 1er Janvier 2012 soit fonctionnel, et qu’une augmentation des moyens alloués à ce pôle permettre l’avancée sans délai de toutes les instructions liées au génocide des Tutsi du Rwanda,
- une commission d’enquête parlementaire sur l’implication politique et militaire française.
[1] Coalition pour la défense de la République
[2] Front patriotique rwandais
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